Le mausolée yézidi de Cheikh Bakeur al Qatani à Bahzani
Le mausolée yézidi de Cheikh Bakeur al Qatani se situe à 36°28’0.33″N 43°19’43.81″E et 372 mètres d’altitude dans la province de Ninive. Il s’agit d’un secteur clé entre la plaine désertique et les contreforts montagneux du Kurdistan.
Bahzani forme avec sa voisine Baashiqa la troisième zone de peuplement yézidie en Irak avant la catastrophe de Sinjar. Ce territoire est considéré comme le centre intellectuel du yézidisme. Daesh a occupé les lieux entre le 7 août 2014 et le 7 novembre 2016. Les djihadistes ont détruit les 22 mausolées yézidis de Baashiqa – Bahzani. Ils ont aussi réduit en cendres les bibliothèques yézidies qui s’y trouvaient. Les assaillants ont enfin brûlé la célèbre oliveraie sacrée de Bahzani. Malgré le niveau des destructions commises, il est remarquable de constater que les 22 mausolées détruits par daesh ont été reconstruits sans aide gouvernementale irakienne mais avec l’aide de la diaspora.
À propos de cette notice
Le texte de cette notice a été établi par le Dr. Birgül Açıkyıldız-Şengül, historienne de l’art, spécialiste de patrimoine et culture yézidis. Attachée à l’Université de Paul Valéry Montpellier III et l’IFEA Istanbul comme chercheuse associée, le Dr. Birgül Açıkyıldız-Şengül est l’auteure d’une thèse de doctorat : « Patrimoine des Yezidis : Architecture et sculptures funéraires en Irak, en Turquie et en Arménie »présentée en 2006 à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne(département de l’art islamique et de l’archéologie). Cette thèse dresse un inventaire documenté de 88 monuments (sanctuaires, mausolées, baptistaires, oratoires, caravansérails, ponts et grottes) et de 60 sculptures funéraires (en forme de cheval, de bélier, de brebis et de lion) en Irak du nord, en Turquie et en Arménie. Thèse publiée par I.B.Tauris (Londres, New York), 2010. Ce texte est complété par les observations et interviews de l’équipe de Mesopotamia [Pascal Maguesyan, Shahad al Khouri, Sibylle Delaître (KTO)] avec le concours de Mero Khudeada.
Localisation
Bahzani[1]se situe à 36°28’0.33″N 43°19’43.81″ E et 372 mètres d’altitude. La cité yézidie de Bahzani forme avec sa voisine contiguë, Baashiqa,un ensemble urbain situé à 20 km au nord-est du centre-ville de Mossoul, à 15 km au nord de la cité syriaque-orthodoxe de Bartella, à 30 km au nord de la « capitale » syriaque-catholique de Qaraqosh (Bakhdida), à 20 km au sud-ouest du monastère syriaque-orthodoxe de Mar Matta, à 35 km au sud de la cité yézidie de Aïn Sifni (Cheikhan) et enfin à 48 km au sud du centre spirituel yézidi de Lalesh.
Différente géographiquement de Cheikhan et Sinjar montagneux et vallonnés, Baashiqa et Bahzani sont une porte d’entrée majeure entre le cœur montagneux kurde et les déserts du monde arabe.
[1]Bahzani est diversement orthographié. Dr. BirgülAçıkyıldız-Şengülemploie dans ses travaux le nom de Behzanê.
À propos des Yézidis d’Irak
Majoritairement implantés dans la région autonome du Kurdistan d’Irak et dans la plaine de Ninive, leur berceau géographique, les Yézidis sont également présents en Turquie, en Syrie et dans le Caucase, particulièrement en Arménie et en Géorgie. Généralement considérés comme des Kurdes non islamisés, ce qui est sans doute simpliste voire inexact si l’on se fie à leurs origines mythologiques, souvent diabolisés en raison de leur culte, les Yézidis constituent une communauté dont il est bien difficile d’estimer les sources historiques et le nombre.
Minorisés à l’extrême en Irak sous différents régimes, leur existence était presque niée. Avant 2003, Bagdad n’en comptait officiellement que quelques milliers alors qu’ils étaient plus vraisemblablement quelques centaines de milliers !
Les conditions d’une tentative de génocide étaient déjà réunies avant même que les djihadistes de daesh ne les massacrent et ne les enlèvent en août 2014 dans les montagnes du Sinjar de la province de Ninive.
Malgré la reprise de Sinjar en novembre 2015 par les forces irakiennes et par des groupes de résistants coalisés, une partie importante des 500 à 600 000 Yézidis irakiens reste encore déplacée.Les persécutions qu’ils ont subi leur font redouter l’avenir en dépitdes garanties constitutionnelles qui leurs ont été accordées en 2005.
Enracinement territorial du yézidisme
Le Yézidisme est né dans un territoire montagneux où ses habitants étaient protégés par ses hauteurs et ses cavernes. Considéré comme sacré par les Yézidis, ce territoire est globalement divisible en deux régions distinctes, à l’est et à l’ouest du Tigre le grand fleuve mésopotamien. À l’ouest Sindjar, sa ville, ses villages et son massif. À l’est le centre spirituel de Lalesh, auquel il convient d’ajouter les importants secteurs de Cheikhan, Bozan, Baashiqa et Bahzani. La très grande majorité de la population yézidie (clergé inclus) est originaire de ces régions, bien qu’il soitaussi possible de trouver des communautés yézidies éparpillées au-delà de ce territoire.
Des siècles durant, les Yézidis ont sauvegardé leurs coutumes et traditions dans ce pays, ce terroir. Cette survivance a été cruellement remise en cause à l’ouest du Tigre dans la région de Sindjar, par l’offensive dévastatrice de daesh en août 2014. Le niveau des destructions et la gravité des crimes génocidaires commis ont fragilisé à l’extrême les communautés yézidies des monts Sindjar qui formaient autrefois la très grande majorité de la population yézidie irakienne.
Territoire, histoire et patrimoine
C’est sur ce territoire, de part et d’autre du Tigre, que les Yézidis ont su préserver et développer les spécificités architecturales de leurs édifices religieux qui constituent les principaux lieux de culte des fidèles yézidis.
Ces édifices sont pour la plupart dédiés aux premiers disciples du réformateur du yézidisme au XIIesiècle, Cheikh ‘Adî, les membres de la famille de Chamsani, et à des familles comme Hasan Maman, Memê Rech et Cerwan, ainsi que les premiers chefs religieux de la communauté, descendants de Cheikh ‘Adî (les membres de la famille Adani) et quelques mystiques soufis importants qui ont influencé l’enseignement de Cheikh’ Adî, à savoir, Abd al-Qadîr al-Jilani, al-Hallaj et Qedib al-Ban (Qadî Bilban).
Il ne faudrait pourtant pas en conclure que le yézidisme est une religion d’origine médiévale. La rareté des sources théologiques et historiques disponibles est en effet compensée par une tradition et une mythologie anciennes, omniprésentes et évolutives. Ainsi, les yézidis voient en Noé l’un de leurs plus anciens et de leurs plus illustres patriarches. Ils soutiennent même qu’il vécut en Mésopotamie irakienne, à Aïn Sifni (Cheikhan), où il construisit son arche. Des historiens yézidis soutiennent que « la religion yézidie est très ancienne. Elle remonte à 3500 ans avant Jésus-Christ[1] ».
Les Yézidis disposent de lieux de culte et de prières assez hétéroclites, tels que des cimetières, des mausolées (mazar)dont certains plus importants que d’autres (khas/ mêr),des oratoires de feu (nîshan), la maison d’un Cheikhou d’un Pîr, un arbre, un buisson, une forêt d’oliviers, un pont, une arche, une grotte, une pierre sacrée (kevir),une source (…). Ces monuments, cesstructures et ces sites, dédiés aux « saints » yézidis, constituent une partie importante de l’environnement culturel des zones yézidies et sont des signes matériels tangibles du système général de la spiritualité yézidie.
Il existe cependant un lieu fondamental vers lequel se tournent tous les Yézidis, y compris ceux de la diaspora, c’est la vallée de Lalesh au Kurdistan irakien. C’est l’endroit le plus sacré du yézidisme. C’est là que se trouve le sanctuaire de Cheikh ‘Adî, le grand réformateur du yézidisme au XIIesiècle. Cette vallée, ses mausolées et son environnement sont le centre de gravité de la vie mystique yézidie.
Les édifices yézidis ont été construits à différentes époques. Le manque d’inscriptions et de sources historiques rend difficile leur datation avec précision. La mauvaise qualité de certaines restaurations récentes ajoute à la complexité de l’analyse. D’autre part, il ne semble pas exister de styles architecturaux qui distingueraient différentes périodes de l’histoire yézidie et qui pourraient aider à dater ces édifices. Par ailleurs, le même style, dérivé d’un modèle particulier, a été utilisé à plusieurs reprises au cours des siècles et est toujours en vogue.
[1]Chamo Kassem, inspecteur des écoles yézidies, spécialiste de la religion et de l’histoire yézidie, responsable culture et médias au Centre Culturel et Social de Lalesh à Duhok.
Fragments de spiritualité et de théologie yézidies
Le yézidisme est une religion de tradition et de transmission orale, simple et complexe à la fois. Simple parce qu’il n’est pas réglé par une liturgie et des dogmes contraignants. Complexe parce qu’il n’existe pas de grand livre théologique fondamental, comme il existe la Torah, les Évangiles ou le Coran. Les Yézidis possèdent deux livres sacrés : le livre de la révélation « Kitêb-i Cilvê », et le livre noir « Mishefa Reş».
Le yézidisme est une religion strictement communautaire (nationale). On naît yézidi, on ne le devient pas. Il n’y a donc ni évangélisation, ni inculturation, ni prosélytisme. Ceci étant, le yézidisme n’est pas sectaire. Bien au contraire, l’altruisme est une vertu cardinale, un fondement spirituel et théologique. Tout chercheur qui voudrait ainsi étudier le yézidisme serait accueilli avec bienveillance par cette communauté et son clergé[1].
Le yézidisme est monothéiste. Dieu est unique. Il est le créateur du cosmos et de la vie. Le yézidisme nourrit en cela la même croyance que les 3 religions du Livre : le judaïsme, le christianisme, l’islam. Et même le zoroastrisme[2].
Dieu est lumière. Il est tel le soleil qui rayonne sur la Terre. C’est pourquoi les yézidis prient systématiquement face au soleil. En cela, le yézidisme est comparable au zoroastrisme mésopotamien et persan.
Dieu est bon, infiniment bon. C’est pourquoi les yézidis cultivent l’altruisme et prient systématiquement d’abord pour le monde et ensuite pour eux-mêmes.
Dieu est en tout et partout. Le yézidisme fait corps et esprit avec l’ensemble de la Création : cosmique, humaine, animale, végétale, et minérale. C’est pourquoi les yézidis sacralisent les oliviers dont l’huile est nécessaire pour le feu sacré. De même, l’ange paon (tawus melek)est le plus important des 7 anges (melek)qui représentent Dieu sur terre.
Le yézidisme croit au jugement des âmes et au jugement dernier. Il se distingue toutefois du christianisme par sa croyance en la réincarnation. Les défunts sont mis en terre. Les âmes sont jugées, selon le bien accompli et le mal commis. Les âmes pures peuvent devenir des êtres de lumière. Les âmes impures peuvent se réincarner sous des formes humaines ou animales dépréciées ou belliqueuses.
[1]« Jean-Paul Roux, décédé en juin 2009, ancien chercheur au CNRS et titulaire de la section d’art islamique à l’École du Louvre, considérait le yézidisme comme ‘’une religion à part, syncrétisme évident de traditions populaires et de réminiscences de dogmes des grandes religions’’ ». La croix, Claire Lesegretain, 26 avril 2010.
[2]Né en perse, fondé par Zarathoustra (Zoroastre), au Iermillénaire avant J.C., le zoroastrisme est monothéiste et reconnait en Ahura Mazdâ le Dieu unique. Le zoroastrisme constitue en cela une réforme fondamentale par rapport au mazdéisme dont il s’inspire. Le mazdéisme, polythéiste, considère Ahura Mazdâ, comme le dieu principal mais pas le Dieu unique. Cette religion persane se répandit jusqu’en Inde par l’intermédiaire du védisme.
Pratiques cultuelles yézidies
Les pratiques cultuelles yézidies ne semblent pas réglées par une « liturgie » stricte, mais par un ensemble de rites traditionnels et de pratiques votives transmises oralement de génération en génération
Les Yézidis prient en général individuellement, et se réunissent aussi en communautés devant leurs temples et sanctuaires pour écouter les qawals, tout à la fois musiciens, chantres et gardiens du culte yézidi, dont le savoir et les pratiques se transmettent de père en fils.
La prière quotidienne, toujours tournée vers le soleil, lumière de Dieu (Khoda), n’est pas une obligation et n’est pas non plus un signe pour être un « bon Yézidi ». Cependant, les personnes pieuses et âgées prient régulièrement, jusqu’à 5 fois par jour.
Embrasser les lieux saints et les mains des figures pieuses, offrir des cadeaux aux religieux, sacrifier des animaux, nouer et dénouer des étoffes sur des arbres à vœux, sont des signes de respect et de dévotion.
De tous les jours de la semaine, le mercredi est le plus important. Il est comme le dimanche pour les Chrétiens, le samedi pour les juifs ou le vendredi pour les musulmans. C’est le mercredi que sont organisées les grandes célébrations hebdomadaires au cours desquels les religieux yézidis allument le feu sacré dans les mausolées.
4 grandes fêtes annuelles rythment le calendrier religieux yézidi. La première est celle du Nouvel An (ser sal) le premier mercredi du mois d’avril. Cette fête symbolise la création de la vie à partir du chaos initial et la venue de Tawus melek. À cette occasion, les œufs, symbole de la terre originelle et sans vie, sont bouillis et teintés. Certains de ces œufs sont écrasés au dessus des portes des maisons et des mausolées en y joignant des petites fleurs rouges.
Une autre grande fête annuelle est celle du Printemps (towaf), dont la date est mobile entre le 12 et le 20 avril. Enfin, le pèlerinage sur la tombe de Cheikh Adî, au sanctuaire de Lalesh(djamaiya) a lieu le 6 octobre.
Le mausolée à dôme conique : une architecture yézidie typique
Le mausolée à dôme conique et à rayons est un monument emblématique de l’art sacré yézidi. D’une grande sobriété architecturale et ornementale, ce type d’édifice est fondé sur une structure cubique qui contient la sépulture ou le cénotaphe, couverte par une dalle que porte un tambour au dessus duquel se dresse un dôme conique à multiples arêtes. Cette voûte symbolise les rayons du soleil qui illuminent la terre et l’humanité.
La pointe de ce dôme est systématiquement rehaussée d’une flèche de bronze, formée d’une ou plusieurs boules, surmontée d’un anneau, d’un croissant de lune, d’un astre voire d’une main, où sont nouées des étoffes de couleurs. La flèche représenterait le monde cosmique, les planètes, le soleil et les étoiles créés par Dieu. Les étoffes de couleur figureraient celles de l’arc en ciel[1].
L’intérieur d’un mausolée yézidi est souvent constitué d’une chambre séparée où repose un sarcophage recouvert de soieries. On peut aussi y trouver une ou plusieurs niches percées dans le mur pour y brûler l’encens et allumer le feu sacré. On y trouve également souvent des étoffes nouées par les pèlerins pour formuler leurs vœux.
L’espace sacré de tout mausolée yézidi inclut la dalle qui le précède ou qui l’entoure. C’est pourquoi tout visiteur et tout pèlerin doit y être déchaussé.
[1]Cette interprétation peut varier d’une communauté à l’autre.
Histoire récente, démographie et lieux sacrés yézidis à Baashiqa-Bahzani
Bien qu’il n’y ait pas de sources historiques qui le confirment et bien que Baashiqa et Bahzani étaient déjà connues des Yézidis au XIIesiècle, il semble qu’elles ne devinrent leur patrie qu’au XIIIesiècle, lorsque la population yézidie quitta la région de Cheikhan. Le fait que la majorité des mausolées situés ici soient attribués aux membres de la deuxième génération de la famille des Chamsanis, qui vécut dans la seconde moitié du XIIesiècle, corrobore cette argumentation.
Avant que daesh n’envahisse la plaine de Ninive, 35 000 yézidis résidaient à Baashiqa et Bahzani[1]. Ils constituaient 85 % de la population. Les chrétiens étaient 12 % chrétiens et les musulmans 3 %. La progression fulgurante de daesh en août 2014 obligea tous les habitants de Baashiqa et Bahzani à abandonner les lieux en toute hâte dans la nuit du 6 au 7 août. Depuis la libération de ce territoire le 7 novembre 2016 et le retour des habitants à partir de janvier 2017, environ 27 000 yézidis étaient revenus en juin 2018, soit environ 77% de la population yézidie initiale[2]. À cela s’ajoutent 735 yézidis[3]déplacés du Sinjar étudiants à Mossoul et séparés de leurs familles installées dans des camps de déplacées. Enfin, 525 maisons ont été détruites par daesh dont 200 totalement.
Au cœur de la plaine de Ninive, entre Mossoul et Cheikhan, à la périphérie du mont Maqlub[4], l’ensemble urbain Baashiqa – Bahzani formait la troisième zone de peuplement yézidie en Irak avant la catastrophe de Sinjar. Si Bahzani en constitua la partie ancienne, avec de nombreux édifices anciens, Baashiqa eût une apparence moderne avec principalement de nouveaux édifices. Cette organisation spatiale, historique et patrimoniale a été pulvérisée par daesh. Les djihadistes qui ont occupé les lieux entre août 2014 et novembre 2016 ont non seulement détruit les 22 mausolées yézidis de Baashiqa – Bahzani, mais ils ont aussi réduit en cendres les bibliothèques yézidies qui s’y trouvaient, dont celle du maître qawal[5]Bahzad Suleyman Safode Bahzani, membre du Conseil des 5 dignitaires qui entoure le Baba Cheikh. Les assaillants islamistes ont enfin brûlé la célèbre oliveraie sacrée de Bahzani. Ces destructions sont d’autant plus graves que les villes de Baashiqa et Bahzani étaient considérées comme le centre intellectuel yézidi en Irak.
Malgré le niveau des destructions commises, il est remarquable de constater que les 22 mausolées détruits par daesh ont tous été reconstruits, même s’il manque encore bien des équipements qui firent la renommée de cette région. Les responsables yézidis locaux disent à ce propos n’avoir bénéficié d’aucune aide gouvernementale irakienne. En revanche, la diaspora yézidie d’Allemagne semble avoir été d’un grand secours[6].
[1]Le dernier recensement en Irak date de 1987. Il faisait état d’un peu plus de 16 millions d’habitants. En septembre 2018, l’ambassade d’Irak en France indiquait sur son site internet que la population irakienne est évaluée à 33 millions d’habitants. Cette importante variation implique une nécessaire prudence analytique. À cela s’ajoutent des difficultés anciennes d’intégration de la réalité démographique yézidie en Irak. En l’absence d’informations fiables, les données démographiques proposées dans cette notice émanent des seuls représentants de la communauté yézidie et requièrent également de ce fait une certaine prudence analytique.
[2]Informations collectées à Baashiqa par l’équipe de Mésopotamia le 9 juin 2018 auprès des responsables de la communauté yézidie de Baashiqa.
[4]Le grand monastère syriaque-orthodoxe de Mar Matta se situe sur le Mont Maqlub.
[5]Un qawal est un chantre et instrumentiste mais aussi un prêcheur. Gardien du culte, le qawal est aussi garant de la transmission de l’héritage spirituel et liturgique yézidi.
[6]Cette information a été rapportée de manière systématique par tous les responsables yézidis rencontrés dans les villes et villages visités par les représentants de l’association Mesopotamia en Juin 2018.
Les mausolées yézidis de Bahzani
Bahzani compte 15 des 22 mausolées que totalise l’ensemble urbain Baashiqa-Bahzani. Tous ont été détruits à l’explosif par daesh. Tous ont été reconstruits depuis la libération. 90 % des pierres tombales ont été burinées. Certaines ont été restaurées, rénovées ou remplacées.
Dans l’architecture sacrée yézidie, le concept d’espace s’exprime dans des bâtiments individuels isolés. Bien qu’ils aient été construits pour un usage public, ils sont séparés des lieux d’habitation. Même à Baashiqa et Bahzani, où la majorité des édifices sacrés yézidis sont situés au centre de la ville, ils sont pour la plupart construits au sommet de collines, à l’écart des espaces publics et sont sans exception cernés par une cour haute-murée. À l’exception du mausolée de Pîr Bûb, compagnon du réformateur du yézidisme Cheikh ‘Adî, tous les mausolées de Baashiqa et Bahzani sont attribués aux membres de la caste des Cheikhs et en particulier de la lignée Chamsani.
Parmi les 15 mausolées de Bahzani, 3 d’entre eux peuvent ici être détaillés à titre d’exemple : le mausolées de Cheikh Bakeur al Qatani est présenté avant sa destruction par daesh et après sa reconstruction, les mausolées de Pîr Bûb et de Cheikh Zeynal-Dîn ne sont présentés que sous leur apparence avant destruction.
Le mausolée de Cheikh Bakeur al Qatani[1](description avant sa destruction par daesh suivi d’une description après sa reconstruction). Il est situé à côté d’une grotte où jadis coulait une source. Deux Cheikh Abû Bekir sont connus dans l’histoire des Yézidis. Le premier est le fils de Cheikh Hasan ibn ‘Adî Şemsal-Dîn et un des sept anges yézidis qui vécut au XIIIesiècle. À notre avis, Cheikh Abû Bekir ici est le deuxième qui aurait vécu au XIV-XVesiècle[2]dont sont issus les cheikhs de Qatanî. Cheikh Abû Bekir est le seul personnage, mis à part Mîr Alî Beg (XXe siècle) qui appartient à la famille des Qatanî, à qui sont attribués des mausolées dans l’ensemble de l’architecture funéraire des Yézidis.
Le mausolée en question présente le plan caractéristique de Baashiqa et Bahzani qui est carré et surplombé d’un dôme conique à multiples arêtes sur les trompes d’angles. Nous nous permettons de le placer au XIVesiècle comme la plupart des édifices funéraires de la région.
Le mausolée est de forme carrée de dimensions 5,90 x 5,90 m. Une porte rectangulaire dans le mur nord nous guide à l’intérieur. La pièce est surplombée d’un dôme qui s’élève sur des trompes d’angles à l’intérieur. Les parois nord et ouest comportent une niche. Deux cercueils orientés nord-sud se trouvent au milieu de l’édifice. Un de ces sarcophages appartient à un certain Cheikh Hams et l’autre est à Yunus al Misrî.[3]Le dôme présente une forme conique à l’extérieur qui comporte 28 tranches et il est placé sur un tambour à colonnes à trois niveaux.
Détruit à l’explosif pendant la période d’occupation de daesh, le mausolée a été reconstruit à neuf en 2017 par des volontaires, en 6 à 8 mois, grâce à des dons et sans aucune aide gouvernementale. Le nouveau mausolée est de structure cubique, comme le précédent. Le dôme est plus élevé et plus élancé. Il est composé de 40 arêtes (40 tranches). L’ensemble de l’édifice est recouvert de pierres de taille, entouré d’une vaste esplanade et fermé par un mur d’enceinte dont le portail est surmonté de la reproduction d’une parure de paon.
Autour du mausolée, la revitalisation de l’oliveraie qui a été entièrement brûlée par daesh sera beaucoup plus complexe. Les agriculteurs vont s’efforcer de bouturer de jeunes pousses préservées du feu. Le canal d’irrigation qui passait devant l’enceinte du mausolée a été détruit. Le générateur qui puisait l’eau en profondeur a été détruit.
Le mausolée de Pîr Bûb (description avant sa destruction par daesh). Pîr Bûb est le fils de Pîr Sîn de Bahzani. Il est éponyme de Pîr Hecî Alî. Son mausolée est le seul exemple attribué à un Pîr à Bahzani – Baashiqa. Nous pensons que les Pîrs avaient un pouvoir comparable à ceux des Cheikhs à l’époque des Adawits. Toutefois, les Cheikhs, surtout ceux de la famille Chamsanî, ont commencé à dominer la religion à partir du XIVesiècle. C’est la raison pour laquelle, nous rencontrons plusieurs édifices dédiés aux Pîrs au cours des XIIeet XIIIesiècle, mais pas plus tard. À nos yeux, Bahzani est devenu un lieu habité par des Yézidis à partir de la fin du XIIIesiècle, mais qui est devenu important pendant le XIVesiècle avec la famille Chamsanî. Nous trouvons des mausolées attribués presque à chaque membre connu des Chamsanî. Quant au mausolée de Pîr Bûb, il a été probablement construit après sa mort. Nous supposons que son mausolée est un des édifices les plus anciens de Bahzani. Il est probablement du XIIIesiècle.
Le mausolée présente un plan carré et mesure 5,3 x 5,7 m. On accède à l’intérieur par une porte surbaissée qui est entourée d’un cadre rectangulaire. La coupole hémisphérique s’élève sur des trompes d’angles. Le mur est comporte une niche rectangulaire, transformée en fenêtre plus tard et communique avec l’extérieur. Nous notons un sarcophage contre le mur sud qui est orienté est-ouest. L’estrade où sont brûlées les mèches est située dans l’angle des murs nord et ouest. Le dôme conique aux multiples arêtes se dresse sur un tambour à colonnes à trois degrés. Le premier niveau est octogonal. Le deuxième et le troisième degré sont circulaires. Le dôme comporte 32 tranches.
La destruction du mausolée de Pîr Bûb en 2014 est d’autant plus grave qu’il abritait une importante bibliothèque yézidie.
Le mausolée de Cheikh Zeynal-Dîn (description avant sa destruction par daesh). Il se trouve sur une colline dans la zone tampon entre Bahzani et Baashiqa près du mausolée de Mîr Sicadîn (Sejadal-Dîn). Un petit cimetière entoure le mausolée.Zeynal-Dîn Yusuf est le fils de Cheikh Charafal-Dîn et le petit fils de Hasan ibn ‘Adî Chams al-Dîn (1197-1254). Il se réfugia à Damas après l’invasion des Mongoles. Il mourut en 1297 et fut enterré au Caire dans le zawiya qui porte son nom. Le mausolée en question fut construit probablement au début du XIVesiècle comme la plupart des mausolées yézidis de ce territoire.
Il présente un plan carré. On accède à l’intérieur par une porte surbaissée qui est accentuée par un cadre rectangulaire. Le mausolée est couronné par un dôme conique à multiples arêtes sur un tambour à deux niveaux. Le premier niveau est de forme octogonale et le deuxième est circulaire. Il y a une petite ouverture dans le tambour octogonal. Le dôme conique compte 32 tranches et est coiffé de trois globes sur lesquels sont accrochés des tissus.
Le mausolée est enduit par du mortier de gypse « juss ». Néanmoins, les façades extérieures ainsi que le dôme conique sont couverts avec les pierres de taille appelées hallan dans la région.
[1]Cheikh Bakeur al Qatani est nommé Cheikh Abû Bekir dans les travaux universitaires de Dr. Birgül Açıkyıldız-Şengül.
[2]Localement Cheikh Bakeur al Qatani a été présenté comme l’un des plus importants guides religieux yézidis et qui vécut à l’époque de Cheikh Adî au XIIesiècle. Il y est effectivement connu pour être à l’origine de la lignée des cheikhs de la famille Qatani.
[3]D’après notre guide, il fut un des rois égyptiens venant à Behzanî pour aller à Lalesh, mais il y est décédé.
Témoignages de responsables yézidis à Bahzani
Bahzad Suleyman Safo[1] :« Avec nos mausolées, nous avions des livres rares et des bibliothèques qui ont été brûlés. La principale était au mausolée de Pîr Bûb. Celle de mon père, qui fut le chef des Qawal avant moi, a également été incendiée dans notre propre maison. La source de notre savoir était ici. On a perdu beaucoup de livres mais notre religion est en nous. Nous sommes là et nous allons rester. C’est notre terre. Nous sommes dans ce pays depuis les origines. Le yézidisme vivra jusqu’à la fin. »
Nasr Hadj Kheder[2] :« Il y avait 90 000 oliviers. Ils ont tous été brûlés. Cela affecte aussi la vie des agriculteurs, le tourisme. L’olive de Baashiqa-Bahzani était très réputée en Irak et à l’étranger. L’Irak perd quelque chose de très important. Les oliviers étaient très anciens. Ils étaient centenaires. »
[1]Bahzad Suleyman Safo de Bahzani, membre du Conseil des 5 dignitaires qui entoure le Baba Cheikh. Le 9 juin 2018.
[2]Source : Nasr hadj Kheder est journaliste et militant civique yézidi. Le 9 juin 2018
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